11 ans

Elle frappe à la porte de son coup sec habituel, du bout des phalanges, un sourire bloqué sur son visage rayonnant, grande, mince, absolument parfaite. Elle a cet air de desperate housewife, une robe qui lui tombe mi mollet et des escarpins qui claquent sur le sol à chaque pas qu’elle fait, le tablier en carreaux de vichy jaune qui recouvre les plis de sa robe blanc cassé lui donne un air de femme au foyer des années cinquante. J’imagine qu’elle épouse complètement cet état d’esprit, aussi parce qu’elle n’a jamais vraiment travaillé. Pour elle, le plus important c’est la famille. Ou du moins, l’idée qu’elle se fait de la famille parfaite. Papa est souvent absent, c’est le genre d’homme d'affaires qui rentre toujours en retard pour le dîner. Qui prétend à des réunions, des déplacements, des meetings et des coups de téléphone importants. Tout. Tout pour ne pas rester trop longtemps en présence de maman. Il l’a déteste, ça se voit. Et elle, elle essaie de le retenir de toutes les façons possibles à la maison. Pas parce qu’elle est désespérément amoureuse de lui, non. Pas non plus parce que sans lui, elle serait à la rue. Maman vient d’une famille très bien portante de la bourgeoisie, et si papa l’a choisi c’est sans doute pour ça, d’ailleurs. Elle avait les contacts et l’argent pour qu’il puisse reprendre la compagnie de son père et y faire carrière. Mais, il ne faut pas croire non plus que maman est moins intéressée. Si elle est avec lui, c’est surtout parce qu’il est grand et beau. Et si elle l’a choisi pour se marier, c’est surtout parce qu’elle espérait qu’ensemble, ils produiraient les enfants parfait. Et qu’ils arriveraient à représenter ensemble  tout ce que le monde moderne à de mieux à offrir en termes de famille et de réussite. Maman n’a pas peur que papa la quitte parce qu’elle a peur de le perdre. Elle a peur que son image se ternisse. Que les voisines qui la jalousent autant se mettent à la moquer. Que les Raynolds du bout de la rue la dépassent. Maman a son sourire rayonnant au visage, mais je le connais, ce sourire. Presque menaçant, si on regarde bien. Les traits tirés sur son visage me préviennent que je n’ai pas intérêt à faire d’histoire aujourd’hui.

Elle a dans une main le pèse-personne et dans l’autre une housse dans laquelle est glissée une robe. «-Ma chérie, tu vas bien ? Tu as fait tes devoirs ?» Évidemment, qu’elle attend de nous qu’on soit toujours les premiers partout. Tu imagines la honte devant ses copines, si je n’étais pas présidente du conseil d'élève , trilingue, championne de plusieurs concours d’orthographe, première de classe et responsable de plusieurs œuvres de charité à l’école ? Mais, parmi toutes mes réussites qu’elle s’approprie, celle qu’elle aime le plus, celle qui la rends la plus fière, c’est mes victoires dans tous les concours de mini-miss. Ça… ça pour ma mère, c’est de l’or en barre, le graal, la consécration ultime. Je suis la plus belle petite fille de toutes les petites filles du quartier. La seule petite fille qui est encore plus belle que moi, c’est Scylla, ma petite sœur, qui a l’âme d’une championne et qui s’applique avec bien plus d’ardeur que moi à satisfaire toutes les envies de gloire futiles de ma mère. «-Pèses-toi, ma chérie. Papa rentre ce soir, je suis sûr qu’il sera ravie de te voir dans la nouvelle robe que je t’ai acheter. » Elle se dandine jusqu’à moi, claquant des talons sur le carrelage en mosaïque qu’elle a fait importé d'Europe et dont elle rabâche les oreilles à tout le monde. Elle pose la balance au sol, l’air toujours aussi tendu. Le même que tous les soirs, lorsqu’elle m’impose de me peser. Je sais déjà que je vais me faire gronder. Sans même avoir à monter dessus. «-Quatre cent grammes ?! Mais enfin, Gianna ! Tu n’en as pas marre de t’empiffrer ? » C’est ça, le vrai visage de maman. Tyrannique et hostile à tout ce qui ne lui ressemble pas. «- Et quand tu seras grosse et moche, qu’est-ce que tu vas faire, hein ? Je suis sûre que tu ne rentres plus dans ta robe, maintenant !»


15 ans

Tous les étés, depuis mes huit ans, je vais en cure. Pas en cure de désintoxication, ou en cure de santé. Je vais en cure d'amaigrissement. Maman dit que c'est une bonne façon pour moi de perdre mes kilos que j'ai pris pendant l'hiver et qui me rendent laide et disgracieuse. Elle dit que c'est important pour la danse et pour le patinage artistique que je sois très fine, sinon ce sera juste laid. Cette année, j'ai pris quatre kilos. Et elle en parle comme si j'étais en obésité morbide. A chaque fois qu'elle me regarde en train de manger à table, le soir, c'est avec des yeux réprobateurs et une mine absolument dégoûtée. Scylla, elle, sait très bien comment faire pour rendre maman heureuse. Elle mange systématiquement la moitié de son assiette seulement et elle lance joyeusement à maman qu'elle n'a plus faim et qu'elle voudrait quitter la table pour aller finir ses devoirs. Moi, je suis en pleine croissance et j’ai tout le temps la dalle. J’ai l’impression que plus ça avance, moins maman ne met de nourriture dans mon assiette et à force, je suis de plus en plus fatiguée. Parfois, le soir, mon assiette reste vide. Je n’ai le droit qu’à un verre d’eau et mes médicaments. Un cocktail de vitamines et d'antidépresseurs conseillés par le psychologue qui me suit. Plus je grandis, et plus je suis fatiguée. Le médecin a beau prévenir ma mère que son comportement est dangereux, elle ne veut rien entendre, et moi, je n’ose pas dire quoi que ce soit pour ne pas qu’elle entre dans unes de ses crises de nerf légendaire. Il faut dire que je ne suis pas quelqu’un qui a beaucoup de caractère. J’ai du mal à me démarquer . Maman m’a présenté un garçon, Nyl. C’est le fils d’une de ses amies de la haute. Il est beau, grand et super cool. Elle m’a dit que ce serait bien qu’on sorte ensemble avant d'entrer au lycée. Et j’imagine que sa mère lui a dit pareil parce qu’on a passé une bonne partie de l’été ensemble. J’ai du mal à l’admettre mais Nyl est vraiment gentil. Il a vraiment l'air de tenir à moi et lorsqu’il me regarde, je me sens jolie.  Pour une fois, j’ai l’impression d’avoir un peu moins de pression au quotidien. Maman m’a dit que je pouvais me calmer un peu sur les activités extra-scolaires pour me concentrer sur notre relation.  Cette année, j’ai même eu le droit de passer un peu moins de temps au camp d’amaigrissement. Il faut dire aussi qu’il ne me reste plus grand chose à perdre.


17 ans

Je déteste le lycée. Je déteste cette situation et je me sens de plus en plus coincée dans ce quotidien. Ma mère est de plus en plus contrôlante, c’est presque comme si ma vie ne m'appartenait plus. Pour la première fois de ma vie, je me suis rebellée il y a quelques mois. J’ai refusé qu’elle m’affame et j’ai aussi refusé d’aller au camp l’été prochain. J’ai lâché progressivement le patin à glace et la danse au cours de l’année scolaire pour ne me concentrer que sur ma scolarité et la vie associative. Mais, plus j’avance, et plus j’ai l’impression de ne pas être à ma place. Les disputes avec elle sont de plus en plus violentes et ma sœur et mon frère ne sont pas vraiment d’une grande aide. Plus les semaines avancent et plus Nyl me fait des réflexions sur mon physique. Il pense que je ne sais pas qu’il voit d’autres filles lorsqu’on est pas ensemble. Il pense aussi que je ne sais pas qu’il m’utilise parce que mes parents ont promis d’aider à payer ses études aux états-unis si on se fiance. Je ne suis pas stupide. J’ai bien compris qu’il avait des idées derrière la tête. J’ai bien compris aussi que ma mère souhaite que je prenne le même chemin qu’elle.  Elle voudrait me voir marié à Nyl qui deviendra neurochirurgien après ses grandes études et elle voudrait que j’ai un bon travail que je quitterais immédiatement après avoir fait mon premier enfant. C’est surtout pour le titre et pour que je puisse dire plus tard que je ne suis pas une idiote que ma mère veut que je fasse des études. Pas spécialement pour que je travaille. On est seulement en mars, mais elle prépare déjà notre bal de promo comme si c’était le jour le plus important de ma vie. Malgré les disputes que ça engendre. Surtout vis à vis du fait qu’aucune des robes qu’elle me prépare ne me va et qu’elle refuse d’acheter quoi que ce soit au-dessus de la taille 38 à ses enfants.  Je sais que je devrais bientôt faire un choix déterminant. Je ne pourrais pas fuir la confrontation toute ma vie. Et m’engager ça serait peut-être une bonne chose pour moi au final. Si je me marie avec Nyl, peut-être que je ne serais plus jamais seule.


18 ans

Il a mis le genoux à terre en plein bal de promo et il m’a sourit avec plein d’espoir dans les yeux. Il a sorti une bague de sa poche et je crois que ça a juste fait tilt dans mon crâne. J’ai souri, moi aussi, mais pas pour les mêmes raisons. Ce n'était pas vraiment l’explosion de joie qu’il attendait, simplement un sourire d’excuse. «-Je suis désolée...» J’ai soufflé en reculant d’un pas, puis de deux. «-Je ne peux pas me marier avec toi. T’es chiant à mourir, Nyl.»  Peut-être que je n'aurais pas dû dire ça devant tout le monde. Surtout pas au mec le plus populaire et avec l’ego le plus surdimensionné qu’il m’ait été donné de croiser. Mais, je l’ai dis quand-même. Et le pire, c’est que je ne l’ai pas regretté. Ça m’a ôté d’un poids, à vrai dire. Je me suis sentie plus sereine. Malgré les dix kilos pris cette année, je ne me suis jamais sentie aussi légère. Il m’a attrapé par le bras et on a filé de la soirée. Il m’a poussé dans la voiture et m’a raccompagné chez moi. Il hurlait, dans la voiture. Il me disait que je devrais me sentir chanceuse et que si je n’étais pas qui j’étais,  si je n’avais pas la famille que j’avais, il n’aurait même jamais posé les yeux sur moi. Je devrais me sentir privilégiée, d’avoir la chance de me marier avec un type comme lui. Et puis j’ai pensé à la solitude et à la névrose de ma mère et je me suis dit qu’au fond, je ne ratais rien. J’ai pas perdu mon sourire. J’ai pas besoin d’un homme pour me rendre heureuse. Au fond, j’crois que je n’ai jamais été aussi heureuse que lorsqu’il n’était pas dans ma vie. Les seuls et rares moments de calme qu’il me laisse, sont ceux que je préfère. Alors ouais. J’ai continué de sourire. J’ai continué jusqu’à ce qu’on passe la porte de chez moi. Et que Nyl explose en crise de colère, que ma mère s’y mette aussi. Ça s’est mit à fuser de reproches dans toute la baraque. Et ma mère a fini par dire ce qu’elle rêvait de me dire depuis des mois : «-Gianna, tu n’as pas le choix ! Tu vas mettre cette bague et cet été, tu vas aller passer deux mois au camp pour te rafraîchir les idées. C’est ça, ou c’est la porte. » J’ai hoché la tête, enfilé la bague autours de mon doigt, ce qui a eu l’air de calmer Nyl  et puis je suis monté dans ma chambre. Mais, si j’ai enfilé la bague, c’est surtout parce que j’avais envie qu’il parte plus vite. Et si j’ai rien dit, c’est surtout parce que je voulais du temps pour me préparer.

J’ai goûté un peu à la liberté, et je ne vais pas y renoncer.


21 ans

C’est bête mais, je n’ai jamais été aussi heureuse que ces dernières années. Depuis que je suis partie de chez mes parents, claquant la porte au nez de ma mère, je n’ai jamais été aussi heureuse. C’est sûr qu’au début, ce n’était pas tout rose. Je ne vais pas mentir, on arrive pas à 18 ans, sans argent ni endroit où aller dans la capitale sans subir de gros revers de médailles. Les premiers mois, je me suis retrouvée dans un centre d'hébergement d’urgence avec d’autres jeunes filles. Et puis ensuite, j’ai été récupéré par une association féministe. En racontant mon histoire, elles ont été touchées par les pressions que j’avais subies tout au long de mon enfance et de mon adolescence. J’ai  appris que dans la vie, y’avait pas que les petit bourgeois coincés, ravis de faire croire à une petite vie parfaite. Je crois que j’ai tout de suite accroché à l’idéologie que ces femmes véhiculaient. Et par leur force de caractère. Un peu par hasard, elles m’ont proposé de faire une intervention dans le documentaire que Brute tournait sur elles. J’ai fait mon intervention, j’ai parlé de mon histoire et du jour au lendemain, j’ai vu mon compte instagram augmenté. Je me suis mise à parler sur Instagram, un peu comme dans un journal intime. Des peurs, des craintes, de ma découverte de moi-même en tant que femme. J’ai trouvé un boulot de serveuse dans un in and out au centre-ville.  C’est drôle parce que je n’aurais jamais cru que je me sentirais aussi sûre de moi avec cette apparence-là. J’ai pris pas moins de vingt-deux kilos. Je ne me refuse rien et je n’ai jamais été aussi heureuse. J’ai repris la danse et le patin à glace, d’une façon qui me rends heureuse. Sans aucune pression.  Ma relation à mon corps ne me semble plus aussi malsaine. Ma relation à ma sexualité aussi. Ça a fait de moi une personne plus épanouie.


25 ans

J’ai de plus en plus de followers et entre deux shooting, je fais hôtesse de téléphone rose. Je ne subsiste pas franchement du mannequinat grande taille, mais ça m’amuse. Et je dois dire que ma vie se déroule bien. J’ai des tas d’amis, des tas d’amants. Je ne me suis plus jamais engagée avec personne et j’aime avoir la place de pouvoir dans ma vie. C’est ni un homme ni une femme tyranique et névrosée qui dictent ma vie et mes choix. Je me sens libre. C’est tout ce que j’ai toujours voulu.